Et s’il était déjà venu le temps où le jeu vidéo venait disputer sa place au cinéma et à la littérature ? Comme jadis l’invention de la photographie a bouleversé les codes de la représentation, le jeu vidéo aurait-il déjà pris le temps de muer afin de préparer une révolution artistique ? Et si cette ambition visait à toucher un public bien plus large que les communautés de « geeks », de « gamers » et « d’adulescents », à qui on a peut être laissé pendant trop longtemps le monopole sur les canons esthétiques de cet art contemporain ? Si vous n’avez pas encore pris l’habitude de jouer, c’est peut être le moment de vous y mettre.
Tel est l’état d’esprit que semble vouloir nous faire partager Dontnod, un jeune studio parisien fondé en 2008, qui avait déjà rencontré le succès après son premier titre Remember me sorti en 2013. Ils nous sont revenus l’an dernier avec Life is Strange , un « jeu épisodique » qui se déroule sur cinq volets et que j’ai suivi pour vous de la sortie du premier opus en janvier dernier, jusqu’à l’épisode 5 paru cet été. [ndlr : 2015]
Life is Strange est une histoire interactive qui vous offre une expérience de vie dans la peau de sa narratrice Max Caufield, une jeune étudiante en photographie qui revient de Seattle pour suivre des cours dans sa ville natale au lycée d’Arcadia Bay, un bouleversement dans sa vie qui va lui révéler un étrange pouvoir, celui de remonter le temps.
Qu’en est-il de ce jeu ?
Dontnod a fait le pari de nous offrir une expérience généreuse et accessible. En ça c’est une véritable réussite. Elle l’est déjà par son faible prix, 20€ le season-pass, 5€ par épisode dès sa sortie sur steam. Depuis déjà trop longtemps, la visibilité du jeu vidéo est restée limitée dans la culture populaire en raison de son prix. Si on n’est pas connaisseur, claquer 40 ou 70 euros dans un jeu sur-vendu dans les publicités,et dont la durée de vie est limitée représente un investissement. De plus si on parle d’une exclusivité console, le public se voit imposer avec violence un investissement supplémentaire et lourd.Ici, Dontnod a fait jouer sa créativité pour séduire un public plutôt que de tenter un public déjà convaincu. C’est audacieux et ça marche.
A quoi ressemble donc Life is Strange ?
Il est dans le même esprit qu’on nous le vend : il y a une cohérence. Le rendu ne ment pas, ne prétend pas faire plus qu’il ne peut, contrairement aux « blockbusters » qui n’atteignent jamais les graphismes époustouflants de leurs trailers.
Le style graphique du jeu n’est pas pauvre pour autant. Il est simple mais mûrement réfléchi, choisi, dessiné et sensible. On a l’impression d’être plongé dans une BD qui frôle un réalisme cinématographique. C’est franchement agréable. On est dedans, on s’y conforte, c’est beau.
Les plus critiques d’entre vous y verront un côté très hispter, assumé à outrance dans le jeu, mais qui est justifiable. L’histoire se déroule autour de jeunes adolescents qui baignent dans cette ambiance très actuelle. C’est avec eux qu’on s’immerge dans une seconde jeunesse.
C’est vrai qu’il y a un côté too much, sur la bande-son notamment. La musique, qui semble être particulièrement affectionnée, dégouline parfois trop d’innocence, d’autant plus que le titre phare interprété par Syd Matters n’est rien d’autre que le même que celui du film Upside Down de Juan Solanas sorti en 2013 avec Kristen Dunst et Jim Sturgess, un film tout aussi cucul la praline. Les plus poètes d’entre vous s’y reconnaîtront.
Néanmoins Life is Strange révèle de réflexions profondes et critiques qui placent ce jeu incontestablement au rang d’œuvre d’art.
On y trouve donc d’abord la question du temps, vieille obsession qui nous tient toujours et de manière assez critique ces dernières années, crise oblige.
Les amoureux de sciences-fiction, auront un peu peur parfois. Le pouvoir de Max, qui lui permet de jouer avec le temps, a beau être un élément fondamental du jeu, il ne sera pas toujours le sujet principal de l’histoire. Par moment, il arrivera qu’on ait l’impression que l’idée n’est pas traité jusqu’au bout. Et pourtant le sujet n’est pas bâclé pour autant.
On trouvera des petites fantaisies, quelques insuffisances mais l’ensemble du potentiel du voyage dans le continuum espace-temps est évoqué et suggéré. On ne nous sert en aucun cas une vision linéaire et figée du temps, comme un plat réchauffé au micro-ondes.
Le temps dans Life is Strange est dessiné en arborescence, s’écoulant en spirale comme dans les anciennes idées constructivistes. C’est un temps représenté comme un mécanisme environnemental maintenu par des outils techniques et sociaux. Le rapport entre l’outil, la main de l’Homme et son environnement est très présent. Il est intégré dans le gameplay lui-même.
Il n’y a pas donc pas de théorie très innovante qui nous soit proposée à travers Life is Strange Pour que ce soit parfait, il aurait peut être fallu dépasser les théories soixante-huitardes pour aller chercher plus loin autour de questions cosmologiques plus modernes. Toute fois, la synthèse artistique et poétique de toutes les idées vous enchantera.
Life is Strange est aussi un jeu tourné écolo. Les amoureux des courants majoritaires de l’écologisme actuel seront satisfaits. Ceux qui sont plus pointilleux sur le sujet le seront beaucoup moins.
Là aussi il ne faut pas s’attendre à une vision très originale de l’engagement écolo, l’histoire propose comme le plus souvent aujourd’hui une diabolisation de l’être humain présenté comme un névrosé auto-destructeur séparé de la nature. Pourquoi on ne nous offre pas une idée plus harmonieuse entre l’Homme et la Nature ? Cette idée est défendue par exemple par les écologues urbains qui pensent que l’Homme est aussi un élément de la nature. Le jeu ne va pas plus loin que ça et nous amène régulièrement à choisir entre un monde naturel, animal et un monde humain, néfaste. Cette vision manichéenne et religieuse voire ésotérique de l’écologie peut laisser perplexe.
Sans aucun doute, Life is Strange est une œuvre militante, qui assume donc sa subjectivité. Vous serez prévenus. C’est un jeu qui va faire naître des idées, des réflexions tout au long de l’expérience. A vous de voir ce que vous en tirez.
« Amour, amitié et genres », plutôt que « sexe, drogue et rock&roll », c’est sans doute le sujet le mieux exploré et travaillé dans Life is Strange . Les personnages du jeu ne sont pas sans rappeler les personnages de la Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche.
Le jeu dépeint magnifiquement notre jeunesse moderne qui mélange les genres et qui vit dans la confusion entre l’amour et l’amitié. On est pris avec les personnages dans des tempêtes émotionnelles avec des moments de chaos des plus terribles et de sérénité des plus calmes. Il vous faudra sans doute poser à côté de votre manette ou de votre souris, un paquet de mouchoirs. Dans le jeu comme dans la réalité actuelle, on vit une passion incessante pour l’autre, pour un autre en particulier qu’on ne quitte jamais dans un monde connecté. Life is Strange donne une place réaliste à tout ça dans son histoire tel un bon roman classique illustre son siècle.
Dehors les clichés sur les stéréotypes de genre, le masculin et le féminin sont particulièrement bien réfléchis dans ce jeu, non seulement à travers les personnages mais aussi par le scénario lui-même, travaillé dans un soucis du détail minutieux. On sent une recherche esthétique et littéraire sur ce qui fait le masculin et le féminin et sur toutes les nuances qui existent entre l’amour et l’amitié. L’expérience nous offre une vraie interrogation artistique, qui touche beaucoup plus la sensibilité du public qu’un débat stérile à la télé ou à l’école. Ce jeu a le potentiel de décrisper les opinions et c’est essentiel pour que l’art et les goûts évoluent. C’est la vie, et la beauté qui nous laisse le droit de choisir ce qu’on veut aimer de la manière la plus adéquate. Voici une idée éclairée, pragmatique, qui sort des cases et qui vous laissera continuellement le choix de l’écrire tout le long du jeu.
Que dire de plus ?
Life is Stange s’inscrit dans la lignée des jeux-vidéos qui prouvent qu’il existe un potentiel immense dans ce média pour faire de la narration. Depuis déjà plusieurs années les jeux-vidéos ont fortement évolué. Les niveaux ludiques se sont transformés en chapitres comme dans un roman, avec des séquences comme au cinéma. L’interaction avec l’histoire nous offre une immersion inédite et surprenante, beaucoup plus qu’à travers un art représentatif. Le jeu-vidéo propose aujourd’hui une extraordinaire synthèse pour un large spectre d’expériences sensibles, surtout lorsque le travail est humble, sans prétendre à remplacer la réalité, ni à se réduire à un simple morpion sur smartphone.
Pour le reste, et il en resterait beaucoup à dire, je vous laisse découvrir en vous rendant sur steam, ou sur votre playstore !
Lien steam :
http://store.steampowered.com/app/319630/
Lien playstationstore :
https://www.playstation.com/fr-fr/games/life-is-strange-ps3/
Site officiel :
http://www.lifeisstrange.com/agegate.php