Edward aux mains d’argent pourrait correspondre, si imagé soit-il, à des moments de notre vie à tous. Nombreux sont les jeunes ou moins jeunes à se reconnaître dans les divers personnages. C’est terrible, je m’égare déjà. Revenons à notre histoire. Edward est l’un des multiples personnages plus ou moins étranges, et pourtant terriblement humains, échappés de l’esprit de Tim Burton.
Le monde rencontrera Edward, les Boggs et leur fascinant voisinage en 1990. Néanmoins, le personnage existe déjà dans l’esprit de son créateur, et ce depuis longtemps. Laissez-moi vous raconter l’histoire d’Edward aux mains d’argent…
« Les films frappent à la porte de nos rêves. »
Tim Burton (Tim Burton, par Antoine de Baeque (Cahiers du cinéma))
La genèse d’une fable
Notre histoire fait suite à celle de Batman, blockbuster d’envergure mondiale. Edward aux mains d’argent, film moins titanesque que son prédécesseur, a l’apparence d’un retour aux origines pour son créateur. Depuis bien longtemps, Burton a dans ses cartons une illustration représentant un jeune homme relativement hors-normes. Ce jeune homme n‘a pas de mains, tout du moins pas des mains utilisables. Il voudrait toucher son environnement mais ne peut pas, à moins de le détruire.

Edward Scissorhands par Squiddy Johnson. © MsSaraKelly (Flikr)
Cette illustration, le personnage d’Edward, est l’association de sentiments, d’émotions divers voire divergents et de contradictions qui donnent à la période trouble et troublante qu’est l’adolescence sa plus belle métaphore. L’idée de Burton tenant plus de la comédie dramatique que du divertissement massif, la Warner ne le suivra pas. Elle sera néanmoins adoptée par la 20th Century Fox.
Pour le script, il fait appel à Caroline Thompson, auteur de romans associant fantastique et société, cocktail proche de celui d’Edward. De leur rencontre découle une belle coopération et une entente tout à fait appréciable. Elle produira le script qu’on connait.
Mettre un visage sur un nom
Les idées sont là, le script aussi. Néanmoins il manque toujours l’incarnation d’Edward. Tim Burton a déjà, à ce moment-là, une certaine réputation. De ce fait, on lui présente de grands acteurs, des acteurs déjà connus voire même célèbres. Cependant, il a déjà son idée sur le sujet. Et si je vous disais qu’Edward aurait pu être Tom Cruise, vous me croiriez (en dépit de la date) ? Vous devriez car Tom Cruise a effectivement été présenté à Tim Burton, sans pour autant être retenu. C’est depuis longtemps de notoriété publique, Burton préfère un certain Johnny Depp. A l’époque il est déjà une icône, mais une icône pour les adolescents en raison de son rôle dans la série 21 Jump Street.
Ils se rencontreront bel et bien. Les pressentiments du cinéaste se sont révélés justes. A ce moment-là, Johnny Depp a des désirs différents de sa filmographie. Burton quant à lui ressent un potentiel. Ici commence une longue histoire. Il a tout de même fallu un élément tangible qui fasse pencher la balance en faveur du jeune acteur.
Cet élément, c’est son regard. Il était important qu’Edward ait un regard particulièrement expressif, du fait de son mutisme quasi-total, et qui, contrairement à son physique, inspire quelque chose de l’ordre du calme. De plus, Johnny Depp est capable de se reconnaître dans le personnage. L’histoire de ce film lui parle. A l’époque, il a la réputation d’être un peu particulier. Sans pour autant que cela se justifie, il est perçu comme un quelqu’un d’un peu à part.
Ainsi, c’est Johnny Depp qui enfilera la combinaison en skaï, les mains d’argent et qui portera cette chevelure noire en bataille restée célèbre.
Un descendant de Frankenstein ?
Le parallèle entre les œuvres existe. Il concerne même plusieurs personnages de Burton parmi lesquels Catwoman. Mais ce film tient visiblement de la variation de Frankenstein en ce que la créature devient plus que ce que n’escomptait son créateur. A mon sens, Edward avait été crée pour tenir compagnie à son créateur et non pour descendre dans « le monde ».

Les mains d’argent exposées au Musée de la pop-culture de Seattle. ©John Seb Barber (Leeds,UK)
Comme pour chaque étude, chaque critique, les avis sont multiples. Ainsi, divers critiques de cinéma entretiennent différentes théories sur les liens entre Frankenstein et Edward. Selon Iannis Katsahnias, Edward aurait plus de similitude avec Pinnochio et se rapprocherait donc plus de l’enfant que de la créature.
Néanmoins, si l’on se concentre sur le destin d’Edward, on est tout de même plus proche de celui de son aîné Frankenstein : celui d’une bête poursuivie, traquée, chassée. Leurs voisins étant aussi charmants les uns que les autres, le dénouement d’Edward est inspiré de celui de Frankenstein.
Ainsi le monde de Frankenstein est aussi mauvais que celui d’Edward. En parlant des voisins, ne sont-ce pas eux les « vrais » monstres ? C’est en tout cas la vision que les deux histoires finissent par donner. Burton a d’ailleurs un jour déclaré : « J’ai toujours pensé que le moment où je verrais tous nos voisins ensemble dans la rue, ce serait en cas d’accident ou de catastrophes, des circonstances qui peuvent réveiller une dynamique de foule. » A méditer.
Banlieue, souvenirs et société
Qui n’a jamais osé le rapprochement entre Edward et Tim Burton ? Bien que le film ne soit pas purement autobiographique, ses souvenirs ont tout de même constitué une première base. Le monde dans lequel est intégré Edward est celui dans lequel Burton a grandi. La ville où habite Kim et sa famille n’est autre qu’une réécriture de Burbank, banlieue américaine de son enfance. D’ailleurs, pour retrouver l’aspect des banlieues des années 50, le film a été tourné en Floride où les banlieues n’étaient pas trop datées.
Cette fameuse ville est isolée et parfaitement symétrique : les maisons sont toutes les mêmes, à ceci près qu’elles sont peintes de différentes couleurs. Il y a une vraie impression de communauté.
Tout est bien propre, bien linéaire. Rien ne dépasse, rien ne sort de l’ordinaire ou presque. Au bout de la route, excentré, se tient l’imposant château gothique dans lequel vit Edward et son créateur.
Edward aux mains d’argent a quelque chose de la satire sociale en ce que sa morale dénonce l’étroitesse d’esprit de la masse, à ses heures. L’autre aspect important de ce monde et de cette vie est l’ambiance. Si l’on suit Burton, il y avait dans ces banlieues une ambiance assez négative. Elle se compose d’un sentiment de vide, d’indifférence et d’une profonde absence de passion. Il parle même de « perversité ».
Une histoire, des structures et des symboles
Edward aux mains d’argent a des allures de conte, de fable et même de critique. On peut y voir un conte, parce c’est une histoire racontée par une grand-mère à sa petite-fille. C’est l’histoire d’un jeune homme hors-normes qui a fait bouger une ville américaine bien-pensante. C’est aussi l’histoire de cette vieille dame, de sa jeunesse. Histoire truffée d’images à haute portée symbolique, qui plus est. Quiconque a lu une fable de La Fontaine pourra aussi y voir un système de morale : une morale qui porte sur le jugement, sur la perception et la tolérance.
Il y a donc une critique autour de ce même thème de la tolérance qui exprime un agacement du cinéaste quant au besoin d’ancrer tout le monde dans une catégorie, un schéma que l’on connaisse. Rien ne doit venir d’un monde inconnu. Comme quoi, il y a bien plus que des mains d’argent chez Edward…
A l’opposé de la banlieue il y a le château d’Edward, plus particulièrement son grenier. Là où la représentation de la banlieue insiste sur l’aspect communautaire, le château est le bâtiment de la différence et son grenier un symbole d’isolement. C’est une sorte d’emphase qui insiste sur le fait qu’Edward n’est pas une part du tout que constitue la petite ville. Si on devait catégoriser le film, il serait une comédie dramatique. Mais je n’expliquerai pas pourquoi au risque de gâcher le plaisir de ceux qui ne l’auraient pas vu.
« Je suis persuadé que chacun est jugé et catalogué par la société. Ca me semble assez nocif. »
Tim Burton (Eclipses : Revues de cinéma (n°47))
La créature humaine
Si les mains d’Edward sont le résultat d’un imprévu qui l’a laissé au statut de créature dépourvue de finitions, ses mains sauront être avantages et inconvénients. Son étrangeté lui permet de faire valoir ses talents de jardinier, de coiffeur et même de toiletteur. Ces mains ont été créées par Stan Winston, maître en matière d’effets spéciaux. Il s’est basé sur des dessins de Burton pour faire de grandes mains menaçantes, de manière à ce qu’Edward paraisse beau mais profondément dangereux.
Le « monstre » a même un cœur qui bat pour une jolie blonde… Kim, la pom-pom girl populaire et enviée de son lycée, jouée par Winona Ryder, mais aussi pour son créateur, son père. Celui-ci, en la personne de Vincent Price, ne fait que de courtes apparitions chargées d’émotions. Des émotions qui sont le reflet de celles d’Edward mais aussi des sentiments de Burton envers un mentor.
Physiquement, Edward est marginal. D’abord, et je n’arrête pas de le répéter, il n’a pas de mains humaines, il n’est pas fini. Cela le pousse en marge, le rend menaçant en dépit du fait qu’il ait de bonnes intentions. Les mains en lames font tourner à la catastrophe la moindre scène de sauvetage ou de service basique. Ces lames ont fait de son visage une surface écorchée, habillée de multiples écorchures. Ses cicatrices sont une différence supplémentaire, que l’on veut cacher, dans un monde qui est voulu uniforme. Il n’est, en somme, absolument pas adapté à la vie de tous les jours ni au monde tel qu’il est.
Lorsqu’on s’attarde sur la vision qu’Edward a du monde, on la trouve quelque peu romantique. N’y connaissant pas grand chose il idéalise beaucoup, il s’émerveille. Un peu comme tout le monde, à un moment de la vie, où tout apparaît spectaculaire. C’est un personnage de conte de fée, sans le « happy end » typique. Pour les habitants de cette petite ville, Edward est d’abord la bête curieuse qui accapare toute l’attention sans s’en rendre compte. Il deviendra utile et même un objet de fantasme pour finir par être considéré comme un danger. Hypocrites, les voisins ? Si peu…
« Beaucoup de gens me demandent à quel moment je ferai, enfin, un film avec des personnes réelles. Mais qu’est-ce que la réalité ? »
Tim Burton (Tim Burton : Entretiens avec Mark Salisbury)
Remerciements spéciaux à Sylvia Favre et au petit groupe qui a répondu à mon micro sondage, choisissant ainsi le film dont nous avons parlé.