S’il vous reste le journal d’hier ou un vieux livre mal-aimé, ne vous en séparez pas tout de suite. Rapprochez-vous plutôt d’un marqueur et faites-vous à l’idée qu’il va falloir écrire dessus. Ou, plus précisément, en rayer une bonne partie. Vous allez mettre les pieds dans le monde de la blackout poetry.

« Manifesto » – Kevin Harrell © Kevin Harrell
Reprenez ce fameux journal qui traîne sur un coin de la table depuis déjà quelques jours et ouvrez-le à une page au hasard. Maintenant, repérez une zone ou un article qui vous attire particulièrement. Choisissez dans ces lignes un mot qui vous inspire. Il définira une sorte de thème, d’ancre. Dans le reste du texte, trouvez ce qu’il vous faut pour former une phrase. Peut-être même deux. Encadrez vos trouvailles avant de rayer, de noircir, de peindre ou d’effacer tout le reste. Au bout du compte, vous devriez obtenir un nouveau texte, un poème, sur la base d’un article potentiellement déprimant.
Une longue histoire
Votre poème n’en a peut-être pas l’air, mais il est l’héritier d’une longue lignée de transformations et d’appropriation de textes. Reprenons depuis le début.
1760, Angleterre. Caleb Whiteford, un auteur ascendant diplomate, est coincé chez lui. La météo ne lui laisse qu’un jeu de carte et des journaux en guise de compagnie. Plutôt que de mourir d’ennui, il décide de lire les nouvelles mais d’une manière plus originale. Il commence effectivement par les lire dans le bon sens avant de sauter d’une colonne à l’autre. Sa lecture va former des phrases et des idées qui seront bien plus intéressantes que prévu.
Il en publiera d’ailleurs les résultats, parlant de « cross-readings » (lectures transversales). Avançons maintenant jusqu’en 1810. Thomas Jefferson, troisième Président des Etats-Unis, décide de relever certains passages de la Bible. Il les découpe et les rassemble dans un carnet que le temps dénommera plus tard “La Bible de Jefferson”.
Mais continuons le voyage jusqu’au Paris de 1920. Un poète roumain du nom de Tristan Tzara a l’idée de réaliser un poème en tirant ses mots d’un chapeau. Convaincu par son idée, il la présente aux Surréalistes qui, eux, ne seront conquis par l’idée et décideront de se défaire de son créateur. Mais Tzara, contre toute attente, n’est pas au bout de sa carrière. Restons à Paris mais allons cette fois en 1959. Bryon Gysin, un artiste canadien de passage à Paris, travaille au cutter sur l’une de ses réalisations.
Précautionneusement, la table a d’abord été recouverte de journaux. Ce qui limitera les dégâts de la lame qui, lorsqu’elle dérive, ne découpe que dans le papier. Suivant une idée qui lui trotte dans la tête , il regroupe les morceaux d’articles pour créer des textes. A ce moment précis, Gysin s’approche de son prochain livre Minutes to go. Fier du tour qu’a pris son idée, il la partage avec William Burroughs, ami et écrivain. Conquis, Burroughs s’en servira pour certains de ses romans dans les années à venir.
Préparez-vous maintenant à un saut dans le temps bien plus conséquent. Nous voilà en 2002, aux côtés de Jochen Gerner. Auteur de BD français, Gerner décide cette année-là de modifier le Tintin en Amérique d’Hergé. Il en noircit les bulles pour ne laisser que quelques mots évocateurs. Quant aux cases et aux images, il les recouvre et les transforme en pictogrammes énigmatiques. Ce qui en sort, TNT en Amérique, constitue un ensemble d’observations sur la situation des États-Unis.
Des poètes modernes
Durant ce voyage, je nous ai fais sauté quelques étapes. Toutefois il y a aujourd’hui quelqu’un à côté duquel on ne peut pas passer : Austin Kleon. Auteur et poète américain, on lui doit les livres Newspaper Blackout, Show your Work, Steal like an Artist et son récent équivalent participatif. Lorsqu’il parle de lui, il cite Saul Steinberg et se définit comme « un écrivain qui dessine ». Quant à son histoire avec les marqueurs et les journaux, elle a commencé par une panne, une page blanche.
Il a à côté de lui une pile de journaux des derniers jours et, fatalement, des kilomètres de mots qui le narguent. Il finit par prendre un exemplaire sur le tas et s’attaque aux colonnes. Il sélectionne, il raye et découpe ce qui formera finalement son premier livre – et son premier best-seller du New York Times. Traduit dans plus de vingt langues, ses livres ont été acclamés par la presse américaine. Lorsque Kleon apparaît dans les médias, c’est pour parler de créativité, celle de tout le monde et à l’attention de chacun. D’ailleurs, Newpaper Blackout va de paire avec un site web qui publie des réalisations venant du monde entier.
Notre dernier arrêt se doit d’être Atlanta, où l’on retrouve John Carroll. Auteur du livre Hidden Messages of Hope, Carroll découvre la blackout poetry à l’occasion d’un passage délicat de sa vie. C’est en surfant sur Internet qu’il tombe sur un certain Austin Kleon et sur ses poèmes d’un nouveau genre. Carroll décide de tenter sa chance et envoie même certaines de ses réalisations à ses proches. Ses cartes postales ont beau être originales, la Poste n’en apprécie apparemment pas la forme. Certains poèmes seront détruits et d’autres seront volés.
Il continue toutefois d’en faire et d’en distribuer, mais en main propre. Si, à ce moment-là, la plupart des messages de ses créations sont sombres, ils lui permettent tout de même d’avancer et de remonter la pente. Le temps passe et l’amène plus tard dans un magasin d’art plastique. Il met la main sur de la peinture rouge, blanche et noir, décidé à reprendre la blackout poetry mais différemment. Cette fois, ses messages sont porteurs d’espoir. Il continue à les partager avec son entourage mais décide aussi de les poster sur Internet.
Son but ? Combattre la négativité ambiante de la toile. Armé d’un pseudo, il crée une page web et s’installe sur les réseaux sociaux. En 2014, il réussit par exemple à poster l’équivalent d’un an de blackout poetry sur Instagram. Pour ce qui est du monde réel, on a pu voir son travail dans les rues d’Atlanta, dans les pages de Teen Vogue ou encore chez TedX.
Nous voilà de nouveau devant notre texte, un marqueur rempli d’histoire sagement posé à côté. A mi-chemin entre la Poésie Retrouvée et les Livres Modifiés, la blackout poetry représente un nouveau médium artistique et une nouvelle vie pour des kilomètres de papiers abandonnés. Ceci étant dit, elle constitue aussi probablement une source fiable de migraine en matière de droits d’auteurs. D’une transformation à un dérivé, il n’y a qu’un pas.
Images :Blackoutpoetry, Wikipédia, L’Ampoule, Amazon, DeerBearWolf
En-tête : « Manifesto » – Kevin Harrell © Kevin Harrell
Quel concept intéressant ! J’avais déjà vu des dessinateurs de BD faire de à peu près le même chose: un dessin sur la page et une des phrases du texte au sein d’une bulle (souvent le dessin est en décalage avec le texte recouvert d’ailleurs). Mais je n’avais jamais vu ça sous la forme de poème. Je vais m’y essayer dès que je peux, j’ai bien un ou deux livres qui ont été des déceptions et qui traînent dans ma bibliothèque.
Victoire
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Je me suis fait la main sur les déceptions de ma bibliothèque aussi !
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